• “Les réseaux sociaux étaient ma drogue dure”

    “Les réseaux sociaux étaient ma drogue dure”

     

     

    “Les réseaux sociaux étaient ma drogue dure” par Cyrille de Lasteyrie

     

    Après huit ans à bourlinguer au cœur de l’Internet et des réseaux sociaux, je peux l’affirmer aujourd’hui sans rougir : le temps passé sur le Net est un gigantesque gâchis existentiel. Une fuite, une illusion, une drogue comme le sont l’héroïne ou l’alcool.

    Les réseaux sociaux se nourrissent de notre besoin de reconnaissance, d’exister.

     

    Paradoxalement, Internet offre un accès au monde entier, mais peut couper de l’entourage.

     

    Une pratique à haute dose modifie même la structure de la pensée.

    Entendons-nous bien, je ne parle pas de l’Internet pratique, celui qui permet de s’informer, de se cultiver rapidement, de réserver un billet de train, d’agir à distance sur ses comptes ou d’acheter ses cadeaux de Noël. Cet Internet-là est aussi salutaire et révolutionnaire que l’invention de l’imprimerie ou de l’eau courante. Non, je parle de l’Internet social, ce monstre difforme et suceur de temps. Ce terrain vague de l’ennui.

    J’ai 42 ans. Je suis marié. J’ai deux enfants. Je suis auteur, producteur et animateur d’une émission de télévision. Ces données devraient suffire, normalement, à remplir une vie. Je devrais concentrer 100 % de mes moyens, de mon maigre temps libre, de mes projets, à ceux que j’aime, qui comptent pour moi et qui comptent sur moi. Je devrais.

     

    Mais non, malgré ce tableau, je pense passer plus de six heures par jour sur le Net. Six heures ! Pour être honnête d’ailleurs, ce n’est pas ainsi qu’il faut compter. Car si je ne passais que six heures, additionnées, identifiables, de 7 heures à 10 heures et de 20 heures à 23 heures, ce ne serait pas si grave. Je pourrais contrôler ce temps comme un loisir, le réduire, mieux le dispatcher. Mais le temps du Net est vicieux, impalpable ; il s’immisce dans l’emploi du temps à chaque minute, chaque pensée. Mentalement, je suis en permanence sur les réseaux, tout le temps, partout. Connecté, relié aux autres via mon téléphone, mon ordinateur, mon iPad et même ma télévision ; obsédé par ce qu’il se passe, ce qu’il se dit, je veux en être à tout instant. Je suis de ceux qui doivent savoir et s’exprimer. Mon appétit d’information et de connexion est infini, je dois coûte que coûte participer à cette gigantesque conversation qui se déroule en temps réel, à portée de mobile. J’aime lire les polémiques, les traits d’esprit, les scoops et les révélations. J’aime débusquer les rumeurs, relayer les inepties et offrir en pâture un bon mot. C’est jouissif, ce sentiment d’être membre d’une bande de déconneurs de tous bords qui donnent un goût délicieux à nos journées.

    Depuis l’avènement des outils de publication facile (blogs, Facebook, etc), les adeptes des médias sociaux partagent tout. Ce qu’ils lisent, ce qu’ils écoutent, ce qu’ils mangent, ceux qu’ils rencontrent et ce qu’ils se disent. Comme un fil à la patte, une trace de vie, un archivage grand format de leurs faits et gestes. Je dis « ils », mais j’en suis. Devant un étang, je ne respire pas, je photographie et j’envoie sur Facebook. Devant des éléphants au cirque, je ne profite pas, je me moque sur Twitter. Ce que je vis est un prétexte à communiquer. La vie devient un objet, pas une fin en soi. Si je vis un moment exceptionnel, au lieu de le sublimer, je le partage avec le plus grand nombre. Je l’éparpille, façon puzzle.

     

    Moi, moi, moi

    Pendant ce temps-là, ma fille réalise un coloriage ; je crois qu’elle m’a parlé. Mon fils construit une tour en Lego qui est certainement très importante pour lui. Ma femme ? Je ne sais pas. J’ai le nez sur mon MacBook et j’attends de voir si l’on parle de moi, si l’on me répond, si l’on a lu l’article que j’ai écrit, si l’on a ri à mes saillies drolatiques. Moi, moi, moi. Comment en suis-je arrivé là ? A démontrer à mes proches, sans le vouloir, que le temps passé sur Twitter ou Facebook a davantage d’intérêt que celui passé avec eux. Quelle est cette magie noire qui me fait oublier l’autre, celui qui est tout près, au profit de l’autre lointain, cet inconnu qui me « like », me suit, me lit, me répond de quelque part dont j’ignore tout ? C’est parfaitement illogique, absurde.

    En réalité, cela ne l’est pas tant que ça. Car au fond, ce n’est pas avec des inconnus que je passe mon temps, c’est avec le regard que l’on porte sur moi, c’est avec la dose d’amour que l’on me donne quand on me dit que je suis quelqu’un de bien. A chacune de nos actions digitales, nous recevons un shoot, comme une dose de cocaïne, une portion de reconnaissance, celle que l’on cherche tous. Besoin d’exister aux yeux du plus grand nombre, de se sentir aimé et considéré, quoi de plus naturel ? Comme des millions de connectés, je dépense du crédit temps à exister davantage. Beaucoup de temps à partager, à interagir, à répondre et à relancer, à assurer l’autre de ma présence et de mon amitié. En échange, je demande des commentaires, des réponses, des messages, un certain volume de considération qui me rassure et m’empêche de penser à l’insolente insignifiance de nos existences. Les médias sociaux sont un univers artificiel, celui où l’on est enfin quelqu’un, au milieu de mille vierges offertes et copieusement accessibles en un clic.

     

    Ma pensée fragmentée

    Le temps du Net passe aussi vite qu’une partie d’« Angry Birds ». Vous vous octroyez quelques minutes de détente et, sans vous en rendre compte, il est 2 heures du matin. Les yeux rivés sur une lucarne plate, parsemée de « contenus », de sites, de photos, de liens, de mots, d’articles, de vidéos, de dégueulis en tous genres, vous occupez le temps et il s’occupe de vous le faire oublier.

     

    Quelle ironie technologique me permet de butiner dans la même minute un édito d’Attali, une vidéo à mourir de rire et des photos terrifiantes en provenance de Syrie ? Comment gérer ces émotions qui pénètrent en moi par poignées à chaque seconde ? C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que, de façon individuelle et libérée de tout filtre, chacun de nous peut accéder au monde entier, en temps réel et en images. Le cerveau a-t-il été préparé à cette surcharge d’informations et d’émotions ? Quelles vont être les conséquences physiologiques de ce bouleversement ? Je n’en sais rien ; mais je sens que ce n’est pas bon. Mon corps le dit, il le sait.

    Cet article en est la preuve. Il m’avait été demandé, à l’origine, de raconter ma vie connectée, celle que je défendais il n’y a pas si longtemps. Sur la page blanche, j’ai commencé, comme un bon soldat, à égrainer les aspects positifs de cette affection digitale. Puis les problèmes de concentration ont ressurgi. Incapacité structurelle à aligner un plan comme je le faisais en hypokhâgne. Je ne pense plus verticalement, mais de façon éparpillée, comme des dizaines de fenêtres qui s’ouvrent et bougent sur le fond d’écran de mon cerveau qui ne sait pas où se poser. Fulgurances inégales, pensée fragmentée en quatre dimensions, je réalise à quel point l’utilisation des médias sociaux a créé un morcellement de la réflexion et, de proche en proche, de la vie émotionnelle et cognitive.

    Pour justifier ce temps passé, cet excès de minutes données aux autres, je prétexte la richesse d’une humanité qui communique enfin, d’un monde d’échanges et de partage, d’ouverture à l’humain, d’égalité devant la liberté d’expression. J’ai mille arguments valables et démontrés pour justifier le plaisir de m’enfermer dehors. Mais enfin, quelque chose ne tourne pas rond et tout mon corps le ressent…

    Et si le temps que je passais sur le Net était la plus belle perte de temps que l’histoire ait jamais imaginée ? Une drogue supérieure à toute forme d’opium pour le peuple. Car, non content de nous occuper, Internet donne de l’espoir (tout le monde peut connaître son quart d’heure de gloire), un espace défoulatoire (on écoute enfin ce que j’ai à dire), une illusion de pouvoir ou de contre-pouvoir (c’est grâce à la mobilisation générale du Net que la caissière de chez Cora a retrouvé son job), la sensation d’appartenir à une élite (de ceux qui savent) et, par-dessus tout, Internet donne aux oisifs l’impression de s’occuper.

    Avant les médias sociaux, le chômeur voyait la journée défiler lentement. J’ai connu ces journées à observer le plafond, allongé sur mon lit, me demandant quoi faire, qui contacter, où aller. Souffrant de me voir exclu du monde où les choses se passent. Mais les réseaux sociaux sont arrivés et la donne a changé. Pas pour l’emploi, mais pour l’illusion de ne plus être exclu. Ils donnent à celui qui y plonge une extraordinaire impression d’en être, comme lorsque, adolescent, vous étiez invité à la boum de Caroline ou de Tristan. En être et agir, participer au flot de mots qui passent et décrivent le monde dans lequel vous ne servez pas à grand-chose, mais avoir au moins l’espace pour le dire. On pense, on chatte, on se raconte ses projets, ses désillusions, ses vacances. On devise sur le tsunami, les gaffes de Morano ou l’incroyable succès de « The Artist ».

     

    Grâce aux réseaux sociaux, on ne regarde plus le plafond, on se regarde le nombril. Le temps file alors à la vitesse du digital et, sans s’en rendre compte, la journée se termine. Au fond de vous, vous ne savez pas très bien à quoi vous avez passé votre journée, mais vous avez conservé le lien social, vous avez communiqué, vous avez partagé quelque chose. Ce sentiment de ne pas rester inactif est à la fois un bienfait inédit et un poison puissant. Bienfait car il sauve des millions d’âmes de la solitude ; poison parce qu’il les berce d’illusions. Communiquer n’est pas travailler. Echanger des points de vue n’est pas écrire. Bloguer n’est pas gagner sa vie. Internet, c’est comme le monde réel, mais sans la validation des acquis. On peut rester connecté des dizaines d’heures, nourrir la sensation de « faire quelque chose » : le résultat est que le rouleau compresseur avance et que l’on n’a pas bougé d’un pouce.

    Il y a quelques mois, je suis parti m’isoler une semaine dans une abbaye trappiste de l’Allier, me couper des réseaux. Une expérience aux limites de mon addiction, un sevrage spirituel pour l’athée technophile que je suis (voir CLES n° 74). Une fois rentré, j’ai replongé comme un seul homme. Modifié de l’intérieur, je n’ai pas vu que la graine de cette déconnexion allait pourtant, peu à peu, semer le doute, ouvrir mes yeux, reconnecter quelques synapses, celles du bon sens.

    On ne peut pas vivre pleinement avec les yeux rivés sur soi. L’écran fait écran, il est un rideau de fumée. L’essentiel est dehors, dans les parfums et les couleurs, dans les regards, les mains qui se serrent, la texture des écorces et le chant des vagues. Cliché ? Sans doute. Mais que cela fait du bien quand, soudainement, on referme l’ordinateur et que l’on se redresse. Impression d’ôter ses chaînes et de chercher l’oxygène. Je le re-découvre. A mon âge, est-ce bien raisonnable ?

     

    Une ruelle dangereuse

    Certains vont sourire à la lecture de cette révélation, mais pour ma part, elle m’inquiète. Car ce mode de vie, cette plongée dans le digital, est à peu de chose près le monde vers lequel mes enfants courent. Un monde numérique, mobile, parsemé d’écrans transparents, de reconnaissance vocale, de disponibilité immédiate de l’information et des services, d’échanges de messages courts et pratiques. Je ne veux pas les laisser seuls dans cette ruelle numérique ; j’en reviens, c’est dangereux.

    Ma critique des réseaux sociaux est, bien sûr, une critique de l’excès de réseaux sociaux. Je m’y amuse, c’est un terrain de jeu et d’expérimentation exceptionnel. Mais je suis inquiet car l’addiction est puissante. Les médias sociaux sont une drogue dure, violente, parce qu’ils se nourrissent du plus solide moteur de nos êtres : le besoin de reconnaissance. Je sais que chaque génération s’inquiète des progrès technologiques et de la façon dont ses enfants vont l’aborder. Mais là, j’en suis. Ce n’est pas comme si je ne savais pas. Ce n’est pas une technique que mes enfants vont m’apprendre en ricanant. Non, c’est le contraire. C’est une technologie que j’ai contribué à installer, comme des millions d’entre vous, et qui va peut-être creuser le lit de leur apathie, de leur illusion d’exister, de leur égocentrisme.

     

    Comme tous les parents, j’ai peur que mes enfants se droguent.

     

    Source

     

     
    « Toutes ces viesDes liens »

  • Commentaires

    5
    Dimanche 19 Mai 2013 à 07:38
    ambre
    je ne sais pas si on peut d'emblée parler "d'addiction"
    Où sont exposés les acs où "internet" sauve la vie lorsqu'on n'a plus rien ????
    C'est ce qu'il m'est arrivé il y a quelques années, et c'est pour cela que je me permets d'en parler.
    Donc addiction, peutêtre, mais pas pour toujours. CQFD.
    Bon dimanche à toi, Yog !
    4
    Vendredi 3 Mai 2013 à 17:50
    catiechris
    Se poser la question, c'est bien. Bien sûr ne pas tomber dedans continuer à exister autrement, par exemple en faisant du yoga ! car quand on bouge son corps on bouge son âme ! finalement il me fait penser aux anciens quand ils ont vu le train arriver, notre évolution en général n'est pas que positive et c'est bien là le problème, mais l'humain ne s'arrête pas comme ça d'évoluer. A moins que...
    Quand je regarde mon chat je me dis toujours pourquoi est-il chat sans se poser la question de comment s'occuper, juste manger, dormir et recommencer avec un peu de chasse quand même, les muscles toujours au top ! et je finis par me dire quelle belle vie il a ! je l'embrasse, je lui dit : à ce soir mon chat moi je vais travailler. Travailler on aurait pu se poser la question est-ce une addiction??? Bon allez je retourne aux patates moi !
    3
    Mardi 30 Avril 2013 à 23:55
    Miche
    Je suis d'accord avec ce que dit Sidoni... nous sommes tous concernés.
    Quelques soient les outils, la vie vient nous interroger ; que fais-tu et pourquoi ?
    Belle journée...
    2
    Mardi 30 Avril 2013 à 15:01
    Daniel
    Tout est question d'équilibre. Oui pour internet mais point trop n'en faut. C'est un bel outil à condition d'être raisonnable.
    1
    Mardi 30 Avril 2013 à 13:20
    Sidoni
    Je pense que l' adiction est et sera seulement une étape dans la vie de chacun de nous, pour certains un pas a franchir avec le support appelé internet, il n' y a pas de bonne ni de mauvaise adiction seulement il y a ce que nous en faisons.
    Cela correspond a un moment de notre évolution, j' y ai aussi eu droit.
    Il est très courant de chercher au dehors ce que nous avons a l' intérieur de nous même la solution a nos problème, le recueillement pour tendre à un équilibre sans cesse interrogé par le simple courrant de la vie.
    On apprend ou re apprend a s' aimer d'abord, l' égo ne peut pas disparaitre sinon rejoindre des proportions qui nous permettent de ne plus observer la soufrance comme un élément que nous subissons mais plutôt comme un livre ouvert sur notre moi profond.
    Même internet nous renverra a nous même , tôt ou tard nous en prenons conscience. Tôt ou tard nous faisons le grand nettoyage, et si nous nous maintenons dans une page ce ne sera plus pour chercher a nous prouver quoi qu ce soit, ni attendre quelque chose en retour.. Ce sera seulement pour être...Les choses reviennent à leur juste place.
    Sidd
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :