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Henry David Thoreau, le précurseur
Entretien avec Micheline Flak
Deux ans de semi retraite dans une cabane en bois construite de ses mains, à l'écart d'un village tranquille, train de vie réduit à l'essentiel. Qui dit mieux, comme vie simple, proche de la nature et pour tout dire, peinarde ? Mais nous sommes en Nouvelle Angleterre dans les années 1840 et Henry David Thoreau n'est pas n'importe qui. De cette expérience naîtra un livre fameux, Walden ou la vie dans les bois, et une pensée d'homme libre qui influencera Tolstoï, Gandhi, Martin Luther King et bien d'autres. Dont Micheline Flack, longtemps promotrice de l'enseignement du yoga à l'école et auteur d'une thèse et d'un livre sur Thoreau (1817 - 1862).Nouvelles Clés : Parlons d'abord de l'homme. Qui est Thoreau ? Pourquoi cette retraite dans les bois ?
Micheline Flack : C'est un Américain tout terrain : père d'origine normande, mère écossaise, épiciers à Concord, Massachusetts. Bien né, doué, il étudie brillamment à Harvard mais refuse le dernier examen qui le ferait professeur. “ Un parchemin, je n'en avais pas besoin ”, écrira-t-il, et il devient quelque temps simple maître d'école. C'est tout lui, ça : un lettré, un intellectuel - il restera l'ami de ses maîtres - qui refuse d'entrer dans l'institution. Comme toute sa génération, il admire Emerson (1803 - 1882), le philosophe transcendantaliste, personnage charismatique qui n'a cependant pas sa capacité d'affirmation de l'être, même s'il écrit : “ Celui qui est un homme ne peut pas être conformiste ”. Thoreau a bien entendu le message. Il s'installe à Concord, monte avec l'argent de son père une fabrique de crayons qui marche plutôt bien, mais il se contente de gagner de quoi vivre et continue à étudier. Et voilà, dans ce petit village, tous les livres de l'Orient arrivant de partout ! Il construit sa cabane et c'est la retraite à Walden.
N. C. : Une expérience littéraire, ou un véritable choix de vie ?
M. F. : Son journal donnera un grand livre, mais la recherche de la simplicité est un thème fondamental dans sa vie. Ni pauvreté volontaire, ni retour à la terre, ni faite d'expédients, sa vie simple est un moyen de retrouver une perception juste, sans ambages, de la réalité ordinaire. Son but est de devenir contemporain de l'éternel présent. Son grand-père était un marin de Guernesey qui a plutôt donné dans l'épicerie que dans la navigation, mais Thoreau se sent très Viking. Il écrit : “ Je suis né pour tracer des pistes dans l'inconnu ”. Ou encore : “ Soyez le cosmonaute de vos espaces intérieurs ”. En toutes lettres ! C'est un homme aux chakras ouverts, un véritable génie. Semaine sur les rivières Concord et Merrimack, où il raconte une randonnée en rivière, est un éclat d'admiration et de joie devant la rencontre entre Orient et Occident, les grands livres de l'Orient, la découverte d'une autre littérature, d'autres prophètes, d'autres écrivains. “ J'ai beaucoup voyagé à Concord ”, écrira-t-il ! Il en fait le siège d'une perception qui n'est pas la perception ordinaire, dans toutes ses rencontres il a le regard du sakshi, du témoin, de celui qui a la double vision. Un essai sur la marche se transforme en une véritable odyssée, archétype de l'avancée vers soi-même, comme le retour d'Ulysse à Ithaque ou la vie en état de marche de tout être humain se développant vers le Soi. C'est là que la simplicité entre en jeu. Elle garantit la sincérité. “ Un homme est riche en proportion du nombre de choses dont il sait se passer ”, écrit-il. Premier principe, simplifier sa vie matérielle. La richesse est en quelque sorte cette simplification des complexités de la vie, donneuse de joie parce qu'elle nous met au contact avec l'essentiel, là où l'être, la conscience et l'avoir sont reliés. Elle permet de vivre avec plus de conscience et sa conscience enjoint à Thoreau de “ conquérir l'absolu ”. La simplicité de la vie qu'il mène le libère des conditionnements qui tiennent l'âme enchaînée au terre à terre. Elle a pour but de lui laisser du temps, de clarifier sa perception pour voir ce qui mérite d'être vu et ne pas se laisser embringuer dans les conditionnements, les masques, les hypocrisies, les faux-semblants de la société. Dans Walden, on assiste à la rencontre entre un lieu, une pensée et une personnalité. Il reste là 2 ans et 2 mois, comme les bouddhistes font des retraites de 3 ans, 3 mois, etc., mais, dit-il en passant, il commence la sienne le 4 juillet, Jour de l'Indépendance, simplement comme ça, par hasard ! En vérité, c'est un personnage qui vit dans le mythe. Pas dans celui qui éloigne de la vie, mais dans l'histoire que l'esprit éclairé voit en toutes choses. Il ne se considère pas comme un petit bonhomme vivant dans le Massachusetts, il est un représentant de l'humanité. Il regarde le lac de Walden, prend toutes les mesures scientifiques possibles, mais quand il le décrit, il en fait le symbole de l'être profond, sans fond. Tout cela donne à sa pensée une densité inusable.
N. C. : Et c'est cette densité qui vous a frappée quand vous l'avez étudié ?
M. F. : Dans un chapitre de Walden, il raconte qu'il lui arrivait de rester assis sur le seuil de sa cabane de 4 h du matin jusque vers midi. Le bruit d'une charrette, ou du train qui commençait à passer non loin, le faisait alors sortir de l'état que, dit-il, “ les Orientaux appellent contemplation ”. Quand j'étudiais ça pour ma thèse, je n'y comprenais rien. En bonne thoreauienne j'ai voulu savoir ce que c'était, et c'est ainsi que j'ai commencé à faire du yoga ! Il a donc été mon initiateur, celui que l'on rencontre, dans la tradition de l'Inde, avant de se brancher sur son vrai gourou. De ses méditations à lui naîtront sa spiritualité sans religion, sa promotion des parcs nationaux , son combat contre l'esclavage ou l'idée de désobéissance civile qui inspirera Gandhi : si tous les gens qui obéissent à leur conscience sont contre l'Etat, ils iront en prison, mais l'Etat ne pourra garder en prison tous les hommes justes, donc ils auront gain de cause. Thoreau est un prophète, il rappelle les éternels principes de la vie sur Terre.
Propos recueillis par Patrice Van Eersel et Sylvain Michelet
« La petite graineLe foyer religieux indien : l'hindouisme et le bouddhisme (XVe siècle av. J.-C.) »
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