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L'art d'être vulnérable
Violente averse
Mets-toi face à la pluie, laisse ses rayons de fer te pénétrer,
glisse dans l’eau qui veut t’emporter, mais ne bouge pas, reste droit et
attends le soleil qui va couler à flots, subitement et sans fin.Franz Kafka, Journal, 27 mai 1914.
Peut-on trouver une forme de sérénité dans un monde qui souffre et où tant d’êtres humains sont sur le carreau ? Comment, en effet, vivre en étant pieds et poings liés au nihilisme du capitalisme financier, qu’il faut appeler la dictature de la rentabilité, car il tient pour rien ce qui ne se comptabilise pas, ce qui ne se gère pas ? Ce livre vise à répondre à cette question. Nous avons certes le choix. Nous pouvons nous lancer à corps perdu dans la bataille. Sans relâche. Nous faisons alors de la sérénité un à-côté de la vie, un loisir. Jouissons de l’instant présent et accumulons les profits. Soyons zen pour être plus efficace. De toute façon, il n’y a rien d’autre à faire.
Ou alors, nous pourrions ouvrir les portes et les fenêtres de la maison et de notre propre esprit. Être prêt à assumer que le monde est tendre, c’est à dire fragile, et donc nécessairement poignant.Il nous regarde et nous appelle. Ce n’est certes pas parfaitement confortable, mais pouvons-nous lui fermer la porte au nez ? Nous avons le choix. Voulons-nous vivre avec des œillères ou sommes-nous prêts à assumer une forme de lucidité ? Le plus souvent, quand je parle de cet engagement, on me répond que la lucidité se paye au prix fort. Qu’elle nous rend vulnérable, et que c’est difficilement soutenable. Je voudrais ici défendre cette lucidité. Et montrer que, en vérité, la refuser ne fait que ronger la vie en nous. Nous pourrions certes avoir l’air épanoui, avoir « réussi », notre cœur n’en sera pas moins en cendres. Tout être humain dans son for intérieur – même s’il ne veut pas le reconnaître – le sait. Chacun sait très bien quand il fait semblant. Quand il passe à côté de l’essentiel.
La vulnérabilité n’est pas aussi effrayante que nous le croyons. Au contraire. Mais il faut distinguer deux aspects de la vulnérabilité. La première nous laisse sans la moindre ressource. Nous sommes à la merci de tout. Terrassé à la moindre bourrasque. Sans aucun appui. La seconde, en revanche, est pure richesse. Elle témoigne de notre capacité à ne pas avoir besoin d’avoir toujours raison, à ne pas avoir besoin d’être toujours en sécurité et donc à pouvoir accueillir le vent comme la pluie. C’est cette vulnérabilité-là que je voudrais réhabiliter.
Cioran l’écrit :
Nous ne devrions pas nous modeler sur le sage mais sur l’enfant, nous rouler par terre et pleurer toutes les fois que nous en avons envie. […] Pour avoir désappris les larmes, nous sommes sans ressources – inutilement rivés à nos yeux. Dans l’Antiquité, on pleurait ; de même au Moyen Âge ou pendant le Grand Siècle (le roi s’y entendait bien, à en croire Saint-Simon) 1.
Cette vulnérabilité nous garde du fanatisme qui partout s’impose. Elle pense sa propre limite. Elle accepte de ne pas tout pouvoir. De ne pas tout savoir. Elle a le visage de la pudeur qui nous accorde à l’essentiel – sans chercher à le cerner, à le capturer ou à le posséder. Elle est ainsi le socle de toute éthique possible. Il faut lui donner droit. Voulons-nous devenir les fonctionnaires de la dictature de l’utilité, insensibles, seulement soucieux des règlements et des usages, obsédés par le souci de n’être jamais pris en défaut, de ne prendre aucun risque, de garder toujours une contenance, ou sommes-nous prêts à accepter la vulnérabilité de notre être et la tendresse du monde ?
Cette tendresse du monde apparaît à celui, et à lui seulement, qui est prêt à quitter la prison du moi – que j’appelle ici le moi-moi-même-et-encoremoi.
Le phénomène est étrange. Le moi-moimême- et-encore-moi ne signifie nullement que je prenne soin de moi, mais implique la recherche du confort à tout prix et de la sécurité totale que Kafka décrit, pour sa part, comme l’enfermement dans un terrier. Or, comme un tel projet ne peut jamais aboutir, nous sommes obligés de déployer des efforts de plus en plus frénétiques. Voilà le nihilisme qui signe notre temps.
Et plus nous cédons à cette tyrannie du moi, moins nous sommes réellement en rapport à qui nous sommes. C’est une blague cosmique ! Nous voulions simplement le bonheur, et cet effort ne fait que nous en éloigner.Comme l’écrit René Char, « une intolérance démente nous ceinture. Son cheval de Troie est le mot bonheur. Et je crois cela mortel ». Les usages de la consommation en témoignent. J’ai beau chercher à me satisfaire, je n’y parviens jamais.
Il nous faut affronter la nuit si nous voulons découvrir la lumière.
Il nous faut entrer dans la douleur si nous voulons la guérir.
C’est le refus de l’obscur qui est intolérance.
Nier l’angoisse qui saisit tout être humain du simple fait qu’il est mortel, c’est ne plus vivre. Le socle de notre civilisation, comme en témoigne la tragédie grecque, et en vérité tout art, repose sur le fait de se relier à l’angoisse de façon directe et réaliste.
Mais c’est aussi la parole véritable du Christ, du Bouddha ou encore d’Orphée qui vit dans chaque grand poète. Il faut ne pas avoir peur de la nuit pour y trouver demeure. Il faut traverser les enfers pour porter au jour une parole qui libère même les pierres. Il nous faut accepter d’être des êtres humains.Dans ce livre, j’évoque plus particulièrement Franz Kafka. Pour la plupart des gens, il est par excellence le maître de l’absurde, si ce n’est celui de la déprime. Cette perspective est fausse. Elle provient d’un violent aveuglement : considérer qu’approcher la souffrance et l’obscur est morbide. En réalité, c’est tout l’inverse. Seul celui qui voit la vérité de l’obscur peut trouver un chemin. Tel est le sens de la phrase que j’ai mise en exergue de ce livre :
« Violente averse. Mets-toi face à la pluie, laisse ses rayons de fer te pénétrer, glisse dans l’eau qui veut t’emporter, mais ne bouge pas, reste droit et attends le soleil qui va couler à flots, subitement et sans fin. »
Kafka nous montre ici ce qu’est une espérance réelle. L’espérance ne consiste pas à attendre un futur idéalisé, à projeter dans l’avenir ce que nous aimerions, mais à voir le possible au sein du présent.
Et à rester droit. L’espérance laisse l’avenir ouvert… Sans préjuger de ce qu’il peut ou non nous accorder.
Nous avons tant de mal à l’entendre. Car notre temps est profondément réfractaire à toute espérance. Il veut transformer le monde en équations et fixer un prix à tout ce qui est : arbres et rivières, éléments naturels, et même États et personnes… J’ai écrit ce livre pour qu’une porte puisse s’ouvrir qui ne soit pas un leurre. Pour montrer que le courage est possible. Que chacun de nous, ici et maintenant, n’est pas entièrement démuni.
Tel est l’enjeu de ce livre. Mais pour comprendre le chemin que je vous invite à faire, il importe de laisser tomber les idées reçues sur la littérature. Ne pas croire qu’elle ne vous concerne pas. Qu’elle est un exercice intellectuel ou esthétique.Dans le cas d’un écrivain comme Kafka, la littérature parle du plus simple et du plus important. C’est à dire de vous, car elle voit au coeur du pire ce qui libère.
Ne cherchons pas de nouveaux gourous ou maîtres à penser, mais des hommes et des femmes qui acceptent leur propre vulnérabilité. Car il ne faudrait pas entrer dans la nuit en serrant les dents, avec angoisse. Il faut l’aborder avec nuance et tendresse – en acceptant de faire confiance à son obscurité, où plus rien ne se montre avec évidence. Nous avons besoin de personnes qui ne nous demandent rien, mais nous invitent avec elles. Qui fassent confiance. Simplement. Qui ne proposent pas de nouveaux slogans, des recettes et des solutions. Nous n’avons pas besoin de pouvoirs, de transparences et de contrôles supplémentaires, mais d’une parole nue. D’une main tendue. D’une parole qui dise la vérité. Alors pourrait apparaître la possibilité d’un éveil. La découverte d’une spiritualité authentique qui n’est autre que la tendresse qui réside dans l’arche du ciel et dans la paume de la main, dans notre propre cœur et dans le visage avenant du monde.
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