• Une interview André Comte-Sponville

     

    Une interview André Comte-Sponville

    Sauver son âme n’est pas la rendre immortelle : elle ne l’est en rien. C’est simplement vivre, ici et maintenant, une expérience de salut, c’est-à-dire d’éternité, de plénitude, de simplicité, de silence, d’amour. Autrement dit, une expérience mystique. 

    André Comte-Sponville se définit comme un philosophe athée. En même temps, il se revendique spirituel. Il a, depuis longtemps, tourné le dos aux religions, et pourtant il se délecte d’ouvrages mystiques, il navigue entre les croyances et, à l’arrivée, parvient à vous convaincre qu’entre un sage athée et un saint croyant, la différence est tellement infime qu’elle ne se voit plus. André Comte-Sponville est un homme surprenant. « C’est ma propre vie qu’il s’agit de sauver, non celle des autres », lance-t-il au sujet de ses réflexions. En même temps, il multiplie les traités de sagesse…pour sauver la vie des autres.

    Comment définissez-vous la spiritualité ? C’est tout ce qui concerne la vie de l’esprit. « Spirituel » renvoie au latin spiritus. Un mot qui, en grec, se traduirait par psyché. En français, l’habitude veut que la psychologie couvre le champ affectif et relationnel, tandis que la spiritualité relève du rapport à Dieu, quand on croit à Dieu, à un Tout ou à l’Absolu, quand on ne croit à rien d’autre. Mais il ne faut pas exagérer la différence ! Les deux mots renvoient à deux étymologies équivalentes, en grec et en latin, et cela est révélateur. Mes rapports avec mes enfants ou ma compagne, qui relèvent de la psychologie, touchent aussi à la spiritualité : l’amour fait partie de la spiritualité. A l’inverse, mes rapports avec l’Absolu, l’éternité ou la mort ne sont pas dépourvus d’aspects psychologiques : ce n’est pas un hasard si l’on pense Dieu comme père !

    Cet Absolu dont vous parlez, n’est-il pas une forme de transcendance ?

    L’Absolu, c’est tout ce qui n’est pas défini par son rapport à autre chose : tout ce qui n’est pas relatif. Or, tout est relatif sauf le Tout : par définition, celui-ci ne peut pas être en relation avec autre chose que lui-même, puisqu’il n’y a rien d’autre que Tout. Si bien qu’il y a deux façons de penser l’Absolu. Soit comme transcendance : il est alors extérieur au monde, c’est le tout autre au monde, c’est Dieu. Soit comme immanence : l’Absolu n’est rien d’autre que l’univers, rien d’autre que Tout, il est le Tout lui-même. De ce point de vue, pour l’athée que je suis, je dirais que nous sommes au cœur de l’Absolu, même si nous ne pouvons jamais le connaître absolument. C’est la singularité d’une spiritualité de l’immanence : l’Absolu n’est pas une chose avec laquelle j’aurais rendez-vous après la mort, mais c’est exactement ce dans quoi je suis d’ores et déjà. Il n’y a plus qu’à l’habiter. Nous sommes déjà dans le Royaume. Nous sommes déjà sauvés. le grand maître bouddhiste Nagarjuna a dit : « Tant que tu fais une différence entre le nirvana et le samsara, tu es dans le samsara. » Autrement dit, le nirvana, c’est-à-dire le salut ou la béatitude, est exactement la même chose que la vie quotidienne, que le cycle de la naissance, de la souffrance et de la mort. Tant qu’on fait une différence entre l’absolu et le relatif, on reste dans le relatif…

    Ce n’est pas une spiritualité de l’espérance... Non, puisque nous sommes déjà sauvés ! Il est absurde d’espérer ce que nous avons déjà.

    Philosopher, rechercher la sagesse, c’est aussi s’interroger sur le sens de la vie. Où allons-nous ?

    A la mort. La spiritualité de l’immanence n’est pas une spiritualité du sens. Les seules spiritualités qui donnent vraiment un sens à la vie sont celles qui postulent une autre vie après la mort. « II n’est de bonheur dans cette vie que dans l’espérance d’un autre vie », dit Pascal dans ses Pensées.

    Si, comme je le crois, la mort c’est le néant, il n’en est rien : le néant ne fait pas sens. Donc, de ce point de vue, la vie n’a pas de sens : nous n’allons vers rien d’autre que le rien. C’est pourquoi il nous faut profiter de là où nous sommes. Telle est la dimension tragique de l’existence.

    Est-il utile de gloser sur la spiritualité, sachant que tout peut s’arrêter là, pendant que nous parlons ?

    Allons plutôt profiter des plaisirs de la vie ! Des plaisirs, on n’en a jamais trop. En même temps, il est clair que la spiritualité va au-delà des plaisirs épicuriens, dans le sens banal du terme. Elle inclut les plaisirs de la chair, mais elle leur ajoute quelque chose. Au fond, la spiritualité sert à vivre le mieux possible l’expérience du présent, l’ici et le maintenant, qui est aussi une expérience d’éternité. Les véritables écoles de sagesse se caractérisent par un thème majeur : vivre au présent.

    Vous utilisez des termes comme "sérénité " et " paix intérieure ", dans des contextes que ne réfuteraient pas les mystiques. Vous retrouvez-vous dans leur spiritualité de croyants ?

    La spiritualité, même athée, culmine dans un certain nombre d’expériences qu’on peut dire mystiques. L’athée que je suis ne peut pas être insensible aux thèmes développés par les mystiques de toutes traditions. L’état mystique se caractérise par quatre types d’expériences, quatre mises entre parenthèses. La première est la mise entre parenthèses du temps : l’éternité au sens où l’entend Saint Augustin : un présent qui reste présent. C’est le présent même, dont nous sommes presque toujours séparés par l’espérance de l’avenir ou par le regret du passé. Quand nous sommes pleinement dans le présent, nous sommes contemporains de l’éternel. La deuxième expérience est la mise entre parenthèses du manque : c’est ce que j’appelle la plénitude. C’est le fait de ne plus rien désirer d’autre que ce qui est. La troisième expérience est la mise entre parenthèses du langage : le silence. Les mots ne sont plus là pour s’interposer entre le réel et nous-mêmes. Enfin, la quatrième expérience mystique est la mise entre parenthèses de la dualité, de l’altérité, de la complexité. Ce que j’appelle la simplicité ou l’expérience de l’unité. Comme tout un chacun, et même si je n’ai aucun don particulier pour la mystique, il m’arrive de vivre ces expériences. Il m’arrive, comme dit Spinoza, de « sentir et expérimenter que nous sommes éternels ». A côté de tels moments d’éternité, les plaisirs de la chair sont peu de chose !

    Il n’est donc nul besoin d’être croyant pour être mystique ?

    Il est même plus simple de vivre ces expériences quand on ne croit pas en un dieu ! Quand on croit en Dieu, On est toujours séparé de l’ Absolu : On le désire, on le recherche, on l’espère…Or, pour les grands mystiques, vient un moment où Dieu même cesse de manquer. C’est pourquoi les églises se méfient des mystiques : les mystiques n’ont plus besoin d’Eglise ! En ce sommet de la vie spirituelle, le sage, qui pratique une spiritualité de l’immanence, et le saint dont la vie spirituelle est fondée sur la foi, sont pratiquement indiscernables.

    Pourquoi vous, l’athée, vous intéressez-vous à la question religieuse ?

    Parce que je m’intéresse à tout ce qui est humain. Mais je vous avoue que la plupart des textes religieux m’ennuient profondément, qu’il s’agisse de la Bible, du Coran, de la Bhagavadgita. Ce sont des textes de propagande ou de prosélytisme. En revanche, je me délecte des écrits des mystiques quand ils décrivent leurs propres expériences qui portent l’humanité à son sommet.

    Vous parlez de l’âme : « On philosophe pour sauver sa peau et son âme. " Est-ce bien l’athée qui parle là ? Je suis comme Spinoza : je pense que l’âme et le corps sont une seule et même chose. L’âme n’est pas une substance, c’est un acte.. Sauver son âme n’est pas la rendre immortelle : elle ne l’est en rien. C’est simplement vivre, ici et maintenant, une expérience de salut, c’est-à-dire d’éternité, de plénitude, de simplicité, de silence, d’amour. Autrement dit, une expérience mystique.

    Actualité des Religions n° 27 - mai 2001

    Djénane Kareh Tager 

    Source

     

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