• Le plaisir et la joie

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    Explorer la dépendance requiert, tout d'abord, de l'observer. Comment pourrait-on explorer une chose sans l'observer en premier ?

    Observer veut dire voir. Voir se réfère à la vision. La vision implique un sujet qui voit et un objet qui est vu. Le voyant, le vu et la vision constituent ainsi un trio inséparable.

    Le vu ici est l'ensemble des conditionnements de la personnalité. Le voyant est cela qui les perçoit. La vision est ce qui relie les deux.

    La dépendance est aussi une reliance. Elle unit un sujet dépendant à un objet de dépendance.

    Dans le cas qui nous intéresse, le sujet se nomme "moi". Il est un personnage, le personnage central de notre histoire.

    L'objet de dépendance se relie au sujet par le corps. Peut-on imaginer de dépendre de quelque chose sans qu'il y en ait un ressenti corporel ? Peut-on ressentir le chagrin du voisin sans se projeter à sa place et expérimenter dans notre corps ce qu'il ressent ?

    Le corps est donc un passage obligé. Il utilise les sens pour relier le dedans au dehors. Sans les sens, pourrait-on percevoir, sentir, goûter, palper, vibrer ? Les sens sont donc aussi nécessaires au corps que la fenêtre l'est à la maison. Une maison sans fenêtre n'est plus une maison, mais une cave. Un corps dépourvu de sens n'est plus un corps, mais un cadavre.

    La sensation est ainsi un intermédiaire nécessaire à la dépendance. C'est elle qui relie le sujet qui dépend et l'objet dont il dépend.

    Il existe des sensations dites agréables et d'autres dites désagréables. Cette notion est subjective, car ce qui est agréable pour l'un peut être désagréable pour l'autre, et vice-versa.

    Concernant les sensations désagréables, elles ne sont pas, en principe, l'objet d'une relation de dépendance, mais plutôt d'éviction.

    Les sensations agréables sont, elles, au cœur de la dépendance. Peut-on imaginer un breuvage qui ne déclencherait que souffrances ? Il n'encouragerait guère à en devenir dépendant. Par contre, si ce même breuvage nous transporte dans des états enchanteurs, il devient alors un objet d'attachement. Ce n'est pas le breuvage lui-même qui l'est, mais l'état dans lequel il nous transporte.

    Pourquoi un état devient-il attachant ? Parce qu'il est assimilé à une expérience de plaisir.

    Le plaisir est une sensation particulière. On pourrait la nommer vibration, tant elle transporte les sens dans un royaume qui lui est propre.

    Selon le lieu où cette vibration est ressentie, l'objet de plaisir se transforme. Lorsque la vibration est expérimentée à la base du corps, c'est toute la sexualité et ses jouissances plus ou moins raffinées qui sont évoquées. Le frottement crée le feu, comme le fait le silex. Que la vibration monte d'un étage, et ce sont les "tripes" qui sont affectées, cette tension particulière que connaît et cherche l'amateur de risques, de dangers insensés. Qu'elle monte encore d'un cran, et ce sont les délices gustatifs qui sont concernés, reliant la bouche, porte ouverte du dehors vers le dedans, et l'intestin, porte ouverte du dedans vers le dehors. Qu'elle continue son ascension, et c'est le cœur qui est concerné. Ah, ce cœur ! Que n'en entend-on pas parler ? Que ne nous fait-il pas faire, tant sa vibration nous est chère ? En poursuivant notre promenade ascensionnelle, c'est à la gorge que nous nous trouvons. La joie de s'exprimer, de parler, de partager le ressenti. Ce lieu aussi de tous les conflits, dans lequel s'accumulent les non-dits. De la bouche et de ses plaisirs, nous en avons déjà parlés. Ils sont à l'honneur chez le bébé amoureux de sa tété, et chez le gourmet, vénérant les fumets. Le nez est aussi, pour celui qui l'a raffiné, une source de plaisir. Certains en usent et en abusent, et en font même l'exercice de leur profession. Les yeux, la fenêtre de l'âme, n'échappent pas à cette enquête. Que ne ferions-nous pas pour voir ce qui nous fait vibrer, ce à quoi nous sommes attachés, spectacles licites ou illicites qui ont la vertu de nous faire chanter. Nous arrivons bientôt aux plaisirs de l'intellect, ceux qui font frémir le philosophe et l'érudit, qui voient dans les concepts qu'ils chérissent la beauté incarnée, que ce soit sous la forme d'une formule, d'un trait ou d'un bon mot. Nous nous approchons maintenant des cieux auspicieux, vers lesquels se tourne le regard intériorisé du méditant, absorbé dans sa contemplation du sans-forme, dédaigneux du mirage des formes. Même ici, dans l'espace sans limite du silence, le moi peut s'accrocher au son subtil du ravissement, et s'attacher à une pratique qui le maintient dans l'extase désirée.

    En visitant ainsi tous les étages de nos dépendances, nous voyons à quel point sont impliqués les sens, de la base au sommet, du rouge vif au turquoise, de la densité à la subtilité.

    Un seul et même plaisir se décline ainsi dans des conjugaisons multiples : à chacun les siennes.

    Si l'on remonte le fil du plaisir, quelle en est sa source ?

    Examinons sa relation à la joie. Ils diffèrent tous deux tout d'abord quant à la durée. Le plaisir, même prolongé, est limité dans le temps. La joie peut durer… toute l'éternité. Le plaisir est limité dans sa localisation. La joie ne peut être localisée. Le plaisir requiert un "objet" pour s'éveiller. La joie ne requiert que la joie pour se révéler.

    Le plaisir et la joie apparaissent ainsi comme deux comparses, l'un prolongeant l'autre, comme la main prolonge le bras.

    Le plaisir peut être donc vu comme une fenêtre ouverte vers la joie, prémisse d'une permanence qui se cherche. Qui n'a donc pas désiré que le plaisir ne cesse jamais ? Or, aussitôt né, il cherche déjà à s'en aller, nous laissant à nouveau tout seul, dans une solitude abhorrée.

    L'attachement au plaisir, qui est au cœur de la dépendance, ne serait-il qu'un attachement à la joie, ainsi déguisée ? Le plaisir viendrait-il éveiller nos sens pour nous révéler la joie par lui masquée ?

    On voit ainsi que transparaît, derrière l'expérience de la dépendance, une expérience plus fondamentale, celle de l'être. La division entre un sujet dépendant et un objet de dépendance peut-elle être abolie ? N'est-ce pas le propre de l'amour que de faire fusionner le sujet amoureux et son objet d'amour ? Je deviens ce que je désire. Je deviens donc ce plaisir que je désire. Je me perds en l'objet de mon propre désir. Je suis ce que je désire. Divine ivresse dans laquelle se perd le "je".

    D'où peut-on contempler la division si ce n'est de l'indivision ? Si nous n'étions pas un, comment pourrions-nous connaître le deux ? La quête de l'un ne passe-t-elle pas par la vision du deux ?

    Nous voici donc au point-même où nous nous trouvons, là où nous sommes dans cet instant. Ici-même, sans distance, un !

    De l'objet de dépendance au sujet dépendant, il n'y aurait donc aucune distance. "Je" est le pont entre le sujet et l'objet. "Je" est ce vers quoi tendent à la fois l'objet et le sujet. "Je" est un, malgré ses apparences multiples. "Je" est ce que je désire, bien que les objets apparents du désir soient infinis.

    Explorer la dépendance signifie donc s'explorer soi-même. Explorer le moi, dans toutes ses facettes, et se retourner vers le connaisseur du moi, celui qui se sait sans pouvoir se nommer.

    Laissons donc au sans-nom la primeur de cette enquête, qui nous a conduits depuis les affres du plaisir jusqu'au contentement de la joie. C'est ainsi la joie qui se cherche derrière tous les désirs et plaisirs. Rendons hommage à l'objet suprême de la dépendance, la joie qui ne se laisse jamais saisir, mais qui peut nous saisir, qui se reflète dans les miroirs du corps et de l'esprit sans pour autant leur appartenir, qui n'a de cesse tant qu'elle ne nous a pas complètement absorbés, qui est quand je ne suis pas. Elle se réjouit de mon absence, et s'épanouit dans ma présence. Hommage à elle, source de toute dépendance et libre de toute dépendance.

    *   *   *

    Philippe - Certains aspects de ce texte m'ont fait songer à une phrase de Pierre Feuga, qui dit approximativement : "Si tu ne célèbres pas ta Vie et la Création, tu insultes sa beauté". Et  ces paroles  dans les ouvrages de Neale Donald Walsch ("Conversation whith God") : "Un des aspects du divin est l'exaltation". Je pense aux chants soufis, par exemple, ou à la musique gnawa, aux musiques et rites chamaniques, etc. Le terme "dépendance", dans notre société, me  semble renvoyer l'Homme à un sujet social ou ni le divin, ni la nature spirituelle de l'être, n'ont de place. La "dépendance" semble d'abord vue comme une anomalie à traiter, le sujet  étant alors regardé comme non-conforme, moins "productif". Cependant , ce que vous nous dites, Jean-Marc, c'est que ce que le sujet cherche dans l'objet de sa dépendance - l'alcoolique avec la boisson par exemple - est finalement un chemin vers... la joie sans cause, l'unité, la révélation de l'Immuable.

    Oui. Sans le savoir, habituellement.

    Philippe - Le dépendant (celui qui cherche) serait en quelque sorte cherché par la joie une - la lumière de la vérité -, qui se servirait de ses sens et de ses penchants (son goût pour l'alcool) pour se rappeler à lui et le rappeler à sa réalité non finie, non humaine.

    C'est exact.

    Philippe - Qu'en est-il de notre véritable nature ? Est-elle une explosion d'extase renouvelée - épousailles et retrouvailles mystiques - ou extrême simplicité - vide -, ou bien les deux à la fois ?

    Vous ne pouvez définir votre véritable nature que par ce qu'elle n'est pas. Elle est ce qui reste dans l'absence de ce qu'elle n'est pas. La démarche soustractive évite de transformer votre nature en un concept qui vous en éloigne.

    Philippe - Notre véritable nature n'est pas localisée ?

    En effet, vous ne pouvez la localiser ni dedans, ni dehors, ni en haut, ni en bas, ni à gauche, ni à droite, ni devant, ni derrière.

    Philippe - N'a pas de corps ?

    Le corps tout entier repose en elle, comme le lotus dans l'étang. La conscience, connaisseur du corps, ne peut être de nature corporelle. Comment pourrait-on connaître un objet si nous étions cela ?

    Philippe - Se situe donc hors du plaisir ?

    Le plaisir est une expérience vécue par le connaisseur du plaisir, qui, lui, se situe en dehors du plaisir.

    Isabelle - La joie est sans objet. Est-ce un état, un état d'être ?

    Un état a un début et une fin. La joie peut ainsi être qualifiée de non-état, car elle n'a ni début, ni fin.

    Isabelle - La joie n'est-ce pas lorsque l'on ne sait pas dire pourquoi, ni comment on se sent joyeux ?

    Le silence est la nature de la joie. Le silence n'a pas besoin de parler pour se savoir silence.

    Isabelle - Le plaisir est toujours lié à l'objet du plaisir ?

    Le plaisir libéré de l'objet pointe vers la joie sans objet.

    Isabelle - La joie nous saisit, nous ne pouvons la saisir : elle ne se localise pas, ne se définit pas,  "je" y est absent ? La joie serait-elle l'absence du "je" ?

    Plus précisément, la présence à cette absence.

    Isabelle - La joie serait-elle l'expression de la Vie même qui est.... lorsque "je" n'est pas, lorsque "je" n'y suis pas, l'absence ? le vide ?

    L'absence et le vide sont encore quelque chose. Ils sont objets de connaissance pour le plein qui les contemple.

    Isabelle - Lorsque se fait la fusion du je avec l'arbre que je contemple, la musique que j'écoute, le mouvement que j'explore, je est absorbé, n'est plus séparé, alors la joie s'installe ?....

    Disons que la joie se révèle. Le soleil ne provient pas de l'absence des nuages. Leur absence ne fait que le révéler.

    Isabelle - Ne cherche t-on pas à retrouver l'absence du "je", c'est-à-dire le mental, par l'alcool, les drogues, les médicaments ?

    Oui, tout à fait, une fois de plus sans le savoir.

    Isabelle - La méditation, qui nous met sur le chemin de l'absence, est-elle le lieu privilégié de la joie ?

     

    Dans sa nature, la méditation est la joie. Elle n'est ni une technique, ni une action. On ne peut la localiser, bien qu'elle soit omniprésente. Vous êtes elle, à chaque instant. Ce n'est que l'habitude de vous identifier à la projection mentale qui vous le fait oublier.

    Elisa - Je verrais la dépendance en lien avec un sentiment de manque et de vide qu’elle viendrait combler, en rapport à un plein qui se cherche inlassablement, comme substitut au goût originel, que l’on connait par essence, mais que l’on croit avoir perdu… Je verrais aussi la dépendance comme la nostalgie de l’unité, comme ce besoin de recréer un sentiment de fusion avec l’éternité…fusion qui n’est en fait qu’illusoire dans le sens où elle ne nous a jamais quittés. Qu’en pensez-vous ?

    En effet, on ne peut être dépendant que de ce dont nous nous sentons séparés. C'est l'illusion d'optique de la séparation qui crée et maintient ce sentiment vivant. Si vous et moi sommes un, comment l'un pourrait-il être dépendant de lui-même ?

    Jacques - Les dépendances, quelles qu'elles soient, permettraient-elles de maintenir les créatures vivantes reliées au monde matériel, charnel, sensitivement palpable ? Ceci, peut être, pour qu'elles ne se "refondent" pas dans le domaine éternel, infini, indifférencié et somme toute innomable qu'est celui de l'Origine du tout ?

    La dépendance maintient le sentiment d'une existence séparée, et donc d'un personnage qui donne l'impression d'indépendance. Dans le sommeil profond, la séparation se résorbe, en même temps que disparaît la pensée "moi".

    Sébastien - A l'instant où nous prenons du plaisir, sommes-nous dans la joie sans cause ?

    Oui, à chaque instant, vous êtes cela. La joie se dévoile au mieux après que le plaisir ait été comblé. A cet instant, il y a un moment sans désir, qui est l'équivalent de l'espace séparant l'expiration de l'inspiration suivante; un espace de pure conscience, qu'il convient d'habiter et non d'objectiver.

    Sébastien - Le piège serait-il d'associer ce plaisir à ce que nous faisons sur le moment ?

    Oui.

    Sébastien - De croire que je suis heureux par exemple parce que je fais cette activité ?

    Oui. Le bonheur est sans cause. Vous êtes le bonheur, et l'activité se déroule en vous.

    Anne - Il est, ici, très peu question de souffrance, alors que la plupart du temps, la dépendance nous fait pourtant bien souffrir.

    Ce n'est pas tant la dépendance qui fait souffrir, mais le refus de la dépendance, et donc le désir d'indépendance. La dépendance est inévitable dans le monde des formes, qui est régi par l'interdépendance. Mais, vous, connaisseur des conditionnements, êtes inconditionné. En vous rappelant de votre nature inconditionnée, c'est la liberté naturelle de l'être qui s'éveille en vous.

    Jean-François - En anglais existe l'expression : Self-dependance, la dépendance au Soi. Qu'on le sache ou pas, qu'on le veuille ou pas, c'est ainsi.

    C'est bien dit ainsi. Notre nature véritable est en effet la seule dépendance qui ne peut être abandonnée, et la seule à ne dépendre que d'elle-même.

    Michel - La dépendance est une obligation qui s'impose au moi. Sinon elle n'existerait pas. La seule liberté me semble être dans l'acceptation de cette non-liberté. Cette acceptation supprime le support de l'obligation, à savoir le moi. Autrement dit, s'accepter dépendant rend indépendant. Le problème est, effectivement, le plaisir. Plus précisément : la mémoire du plaisir, qui pousse à rechercher le même résultat et donc réactive le moi, support de la dépendance. Observer la dépendance, sans culpabilité, est possible ; observer le plaisir qui préside à la dépendance, sans culpabilité non plus, est également possible. La difficulté survient dans la durée, car la dépendance observée sans y céder est adossée à l'insatisfaction. Il est donc nécessaire d'observer aussi l'insatisfaction. Dès lors, il y a deux possibilités : soit pérenniser l'observation de l'insatisfaction, si l'on en est capable, et le temps disparait avec l'affaiblissement du moi qui se dissout dans l'observation, soit libérer la dépendance et simplement observer son accomplissement : savourer sa dépendance, en quelque sorte. Si la conscience est maintenue, la dépendance finit par disparaitre par pure acceptation inconditionnelle de son existence. Quelque chose s'est rempli, et il est mis fin à cette fonction.

    Oui, cela semble bien fonctionner ainsi.

    Denise - La dépendance : est-ce vraiment une question ...? Ne sommes nous pas dépendants les uns les autres de nos systèmes de vie : culturel, géographique, social, familial et de nos mécanismes de fonctionnement du corps ? Ne sommes-nous pas continuellement dans des interactions de nos situations quelles qu'elles soient, qui nous permettent de vivre l'écoute, la disponibilité, l'accueil, la tendresse, la joie, l'amour par cet effet de résonance ; la dépendance : moyen, outil, support pour percevoir le non-perçu, si cela doit se vivre dans cet instant ou se répéter jusqu'à absorption de l'ignorance, voile de l'ego. La dépendance ne serait-elle pas l'école de la vie, qui, quand la leçon est sue, ne nécessite plus le livre qui l'a portée ? La dépendance ne serait-elle pas l'ouverture de conscience, à son rythme, de la connaissance de nos schémas libératoires et enfermés ?

    Vous soulignez bien l'interdépendance qui régit le manifesté, et l'illusion de l'indépendance, qui ne peut concerner le manifesté, mais renvoie à la liberté propre au non-manifesté. L'autonomie désirée est ainsi une autonomie spirituelle, mais non matérielle. C'est par le pouvoir de projection du mental qu'elle est cherchée là où elle ne se trouve pas.

     LE PLAISIR ET LA JOIE, HYMNE À L'IMPÉRISSABLE 

    Dr Jean-Marc Mantel

    Un texte écrit à l'attention d'un ouvrage collectif, trilingue allemand-anglais-français, sur la dépendance,
    qui sera publié par
    l'association allemande de Médecine et Philosophie, en l'honneur du Dr Rémo Bernasconi.

     

     

     

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