• Le spirituel à l'écoute du corps

    Le spirituel à l'écoute du corps

    Nous connaissons généralement bien le monde, la politique, l'économie, la géographie, l'histoire, et toutes sortes d'autres disciplines, ainsi que nos relations proches et lointaines. Mais curieusement, nous connaissons peu notre propre corps, ne lui prêtant attention que lorsqu'il ne fonctionne pas bien. Comme si le dysfonctionnement ne se manifestait que pour attirer notre attention.

    Nous nous proposons ici d'approcher le corps à partir de l'expérience intérieure, c'est-à-dire en usant de l'écoute et de l'observation, outils présents en nous, mais non toujours pleinement utilisés. Nous laissons sciemment de côté le savoir théorique, afin de développer une compréhension directe de notre fonctionnement intérieur. Chacun peut ainsi vérifier en lui-même l'exactitude ou l'inexactitude des propos exprimés.

    La représentation mentale du corps n'est pas le corps

    Nous vivons dans un monde à dominante conceptuelle, pensant que nous connaissons bien les choses dont nous parlons, sans nous rendre compte que nous ne parlons que de concepts mentaux, n’ayant que la réalité que l'on veut bien leur donner.

    Notre naissance physique nous a été racontée, la date à laquelle elle s'est produite, ainsi que le déroulement de notre petite enfance. Nos souvenirs de la période fœtale et des premières années d'existence sont quasi inexistants. Nous ne pouvons nous fier qu'à ce que les autres nous disent, sachant que leur vision est colorée par leur interprétation personnelle. Une partie de ce que nous pensons connaître relève des on-dit.

    Concernant le corps, plus près de notre regard que les pays lointains qui nous attirent tant, nous le connaissons avant tout par sa forme. C'est elle qui nous fait dire : « je suis grand ou petit », « je suis gras ou maigre », « je suis un homme ou une femme ». Nous vivons la relation à notre corps par l'intermédiaire de l'image mentale que nous en avons, image qui peut soit être contemplée dans un miroir, donnant ainsi une impression de réalité, soit être pensée, rêvée ou imaginée.

    La sensation, approche directe du corps

    Assoyons-nous dans un lieu tranquille; fermons les yeux pour ne pas être distrait par les images visuelles perçues. Nous pouvons alors nous mettre à l'écoute des sensations, telles qu'elles se présentent dans l'instant, de la respiration, et des sons qui nous parviennent. Vu sous cet angle, le corps perd alors sa simple représentation mentale et apparaît comme un concert de sensations diverses et variées, dans leur qualité et dans leur intensité.

    Nous comprenons dans cet état de relaxation et de détente que les sensations ne peuvent être vraiment perçues que si elles sont écoutées, si une attention leur est donnée, une attention aussi complète que possible, non distraite par les stimulations diverses. L'attention est essentielle à l'écoute, son fondement. Si l'esprit n'est pas attentif, il n'y a pas d'écoute possible.

    Dans cette attitude quelque peu nouvelle, qui nous change de nos distractions mentales habituelles, le corps apparaît sous un jour nouveau. L'image que nous en avons dans notre mémoire se dissipe, et est remplacée par des perceptions, variées dans leur qualité, comme peut l'être la palette bariolée du peintre. On peut alors porter attention à la structure osseuse, au squelette, à la posture adoptée par ce squelette dans cet instant-même, à la tessiture de la peau qui recouvre ce squelette, aux muscles et aux ligaments qui le maintiennent tonique, aux organes divers qu'il contient, protégés par ces couches dures ou élastiques.

    La posture, miroir de l'intériorité

    Cet état d’attention permet de faire connaissance avec la posture du corps, constatant très vite qu'elle est liée à notre attitude psychique. Si nous sommes démoralisés, fatigués, pessimistes, notre corps est plutôt affalé, effondré, ratatiné. Si nous sommes en forme, sthéniques, le corps reprend une tonicité et la statique se redresse. La verticalité est comme le rappel utilisé par l'alpiniste. Elle revient à nous lorsque nous nous souvenons d'elle. Nous nous rappelons sa présence, et permettons ainsi au corps de subir son influence. Miracle, le corps alors se redresse. La tête penchée vers l'avant reprend son alignement avec l'axe vertébral, la « bosse » du dos disparaît en tout ou en partie, la taille prend quelques bons centimètres oubliés dans l'asthénie générale.

    Nous expérimentons à ce moment la posture corporelle comme l'expression d'une posture psychique, d'une attitude interne qui peut subir des variations d'un moment à l'autre, d'un jour à l'autre. Nous découvrons ainsi un lien entre le mental, le contenu des pensées, et le corps.

    Le mental, corps subtil

    Nous pouvons considérer le mental comme faisant partie du corps, une sorte de corps subtil, aérien, qui fonctionne presque à la vitesse de la lumière, et dont nous ne connaissons guère le fonctionnement, hormis par les conséquences sur nos humeurs.

    Si on se donne la peine de l'observer, on peut assister à son déploiement, à son bavardage quasi incessant, et à son habitude de se promener dans les mondes fantomatiques nommés passé et futur, qui n'existent que si l'on pense à eux. En effet, où sont le passé et le futur lorsque mon esprit est silencieux, ou lorsque je suis immergé dans le sommeil profond ?

    L'attention peut ainsi passer des sensations corporelles aux mouvements des pensées. Comme un projecteur braqué seulement sur une partie du décor, le regard éclaire ce vers quoi il se dirige. S'il s'agit du corps, ce sont les sensations corporelles, s'il s'agit du mental, ce sont les mouvements des pensées.

    Les pensées sont aussi en mouvement. Elles apparaissent, à leur gré, déroulent leurs volutes, puis disparaissent. Il n'y a pas lieu ici de faire appel au contrôle, puisque leur survenue, leur déploiement et leur disparition se font sans nous. Nous n'en sommes que le témoin, mais non pas l'acteur direct. Nos états d'âme sont tributaires du contenu des pensées. Un contenu joyeux nous rend joyeux, un contenu triste nous rend triste. La coloration des pensées nous fait passer par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, du plus noir au plus blanc.

    Nous vivons donc, habituellement sans le savoir, sous l'emprise du mental, qui exerce son pouvoir sur le corps et sur l'humeur. Le mental étant particulièrement habile, il sait se faire discret ; il se manifeste de manière indirecte, comme le doigt posé sur le détonateur de la bombe qui peut se considérer innocent puisqu'il n'est pas lui-même la bombe. Si nous ne connaissons pas bien notre corps, nous connaissons encore moins ce mental baladeur, maître caché des lieux.

    L'émotion, prolongement corporel de la pensée

    Entre les deux, viennent s'insérer les bien connues émotions. Que sont-elles celles-là ? La joie, le contentement, le bonheur, sont des émotions qui sont naturellement recherchées. Elles s'accompagnent d'un sentiment d'expansion, d'élation, d'une sorte de jouissance et de réjouissance, à laquelle on s'attache facilement.

    La colère, la souffrance, le chagrin, la tristesse et la peur sont les parents pauvres. Ils viennent sur la scène lorsqu'on ne les sollicite pas, et refusent de partir même si on le leur demande poliment. Ils sont des importuns et gênent notre aspiration à la permanence dans la joie et le bonheur. On est porté à tout faire pour les étouffer, pour les mettre de côté, les ignorer, ou même, si on le pouvait, les trucider. Par contre, si on leur prête un peu d'attention, ces émotions douloureuses ne sont que des sensations d'un type particulier. On pourrait les nommer contractions, pour faire référence au corps contracté qui se révèle lors de leur survenue.

    Les émotions sont la manière dont le corps exprime des pensées, un intermédiaire entre le corps et le mental, une sorte de plaque tournante, qui synthétise la vie psychique et corporelle, et la réunit en une unité fonctionnelle. On ne peut les ignorer dans une réflexion sur le corps, car elles utilisent ce dernier pour s'exprimer. Imaginez un sentiment de peur ou de colère sans sensations corporelles, et vous comprendrez à quel point le corps et les émotions sont indissociables.

    Le souffle, axe de vie

    Et le souffle dans tout cela ? Nous avons commencé à explorer la structure corporelle, le mental, les émotions, et nous avons oublié le souffle ! Et pourtant, si on le retire, la structure s'effondre, telle une baudruche qui se dégonfle. Il en est comme sa base, son fondement.

    Que peut-on apprendre en l’écoutant ? Lorsque l'attention se porte sur la respiration, le rythme de celle-ci se ralentit, son amplitude s'accroît. Le souffle ne peut trouver sa juste dimension que s'il est complètement écouté. Lorsque qu’il traverse une région du corps, celle-ci est ressentie comme étant nourrie, vivifiée par cet afflux salutaire. Une partie du corps qui était contractée, sous son impact, se détend, se dilate, devient sensible, vibrante. Le souffle est ainsi un éveilleur de vie. Comme une lumière qui éclaire les recoins obscurs, comme une torche braquée vers les bas-fonds, rendant visible ce qui est caché, sensible ce qui est désaffecté.

    Nos états d'âme influent sur lui, car nous avons tendance à nous perdre en eux, et à en oublier le souffle vital, aussi indispensable à la marche du corps que le soleil l'est à la marche de la terre. Dans la peur, le chagrin ou la colère, il devient étriqué, haché, perdant son rythme et son ampleur. Dans la joie ou le plaisir, il devient plus ample, rapide, s'appropriant l'espace et son contenu.

    Le souffle peut être utilisé dans une intention dirigée, guérir par sa force de vie, désencombrer les régions qu'il traverse des miasmes divers accumulés au cours des expériences de vie. Ne se contentant pas seulement d’un rôle d'illuminateur, il devient guérisseur, soignant les plaies enfouies dans les méandres de l'inconscient,  libérant les tensions accumulées dans les recoins cachés du corps.

    Le spirituel, expression de l'illimité

    Nous venons brièvement de faire quelque peu connaissance avec ce corps, tant méconnu, tant décrié, ce mental, transparent tant il est rapide, ces émotions, tantôt accueillies comme un invitée d'honneur, tantôt honnies comme un renégat, et ce souffle, instrument de guérison et de libération.

    Mais qu'y a-t-il de spirituel dans tout cela ? De quoi parle-t-on lorsqu'on parle de spiritualité? Si l'on met de côté ce que nous avons entendu de la question, voyons, à partir de notre expérience, ce qu'il est possible d'en comprendre.

    Nos premières expériences spirituelles sont souvent liées à la fréquentation d'un lieu censé s'y prêter : une église, un temple ou tout autre espace utilisé pour des pratiques religieuses. C'est notamment lorsque ces lieux sont vides, tranquilles et silencieux, qu'ils favorisent l'éveil d'une expérience qu’on peut nommer spirituelle. On est alors touché par une sorte de sentiment quelque peu ineffable, de tranquillité, de plénitude, alors que le lieu est vide, et que rien n'y invite particulièrement. A posteriori, avec le recul des ans, on se rend compte que ces instants particuliers, auxquels on donne parfois le nom de sacrés, sont particuliers surtout par la suspension mentale qui y est expérimentée. Pour paraphraser Lamartine, on pourrait dire « Ô mental, suspends ton vol », tant cette quête du silence mental est au cœur de l'expérience spirituelle. Qui dit spirituel ne dit pas forcément religion, le projet des religions devient parfois plus politique que spirituel, et la coquille se vide ainsi de son contenu. Ces instants de suspension peuvent être vécus dans des circonstances différentes, qui importent finalement peu, puisque c'est l'expérience elle-même qui est secrètement désirée.

    L'appel du spirituel se fait ainsi dans le creuset même du cœur et de l'esprit, comme un appel à une dimension non limitée de notre être, à une dimension intemporelle, qui ne soit plus prisonnière de l'espace et du temps.

    Lorsque la maturité s'affirme au fil des vicissitudes de l'existence, on se rend compte qu'il est possible de renouveler cette expérience du sentiment sacré dans des circonstances apparemment profanes et ordinaires : marcher, parler, agir, écouter… On comprend ainsi que ce n'est pas la nature même de l'action qui est importante, mais la manière dont elle est vécue. Si nous revenons ici à la qualité d'écoute et d'attention dont nous parlions plus tôt, nous constatons que c'est elle qui détermine le vécu. Avez-vous noté que lorsque vous êtes complètement attentif, complètement à l'écoute, votre mental devient silencieux ? C'est la base de l'expérience méditative : une écoute et une attention sans faille qui rendent le mental aussi silencieux que le chant du désert saharien.

    Cette expérience vécue à cet instant même, devient alors l'objet d'une quête. Elle cherche à être reproduite, invitée, stimulée. Les pratiques diverses qui la favorisent deviennent attirantes, recherchées. L'expérience spirituelle agit à la manière d'un aimant qui oriente et dirige les forces de la personnalité, l'activité mentale, et tourne ainsi le corps vers les objectifs désirés.

    L'ego, création mentale

    Le corps, le mental, les émotions, la personnalité, voici réuni le bien nommé ego, celui dont on parle tant, mais qu'on ne voit pas toujours,  tapi dans l'ombre, tel un zébulon qui sort de sa boîte lorsque les circonstances le demandent. Quelle est la nature de cet ego? Quelle relation a-t-il avec l'expérience spirituelle?

    Pour simplifier,on peut dire que l'ego est une pensée. Cette pensée est nommée « moi ». On la retrouve à l'en-tête de la plupart des paroles et autres pensées qui commencent inlassablement par « moi, je… ». Cette pensée-moi est centrale et prioritaire, retrouvée constamment, telle une inlassable mélopée qui se répète au fil du temps. Je suis cela, je suis cette pensée-moi. Telle est l'attitude courante, qui fait que nous nous identifions pleinement à cette pensée, à ce corps qui la supporte, et à cette personnalité qui l'exprime.

    L'identification est la tendance de faire un avec. Je fais un avec cette pensée-moi. Cette pensée et moi sommes un. N’est-ce pas la base même de ce que l'on pourrait nommer l'illusion primordiale, cette funeste habitude de se prendre pour ce que nous ne sommes pas ?

    Le regard, attribut de la conscience

    En effet, nous observons le spectacle du corps et de la pensée en mouvement, mais oublions que nous en sommes le spectateur. Cela signifie donc qu'il y a un regard qui contemple ce corps et ce mental. Et nous avons omis de le comptabiliser dans notre histoire. Nous parlons donc de manière éloquente et abondante de ce moi et de son histoire, et oublions que nous en parlons comme quelqu'un qui serait face à nous, que nous contemplerions depuis le piédestal du regard attentif.

    Mais où ce situe donc ce regard attentif Peut-on le localiser dans un point précis du corps, dans le cerveau, les yeux ou les oreilles ? En fait, non. Il est impossible de localiser le regard. Chaque affirmation de localisation sera contredite par une évidence que le regard contemple la totalité des lieux, mais qu'il est, lui-même, nulle part. Moi en tant que regard je suis nulle part.

    L'habitude de se localiser dans l'espace et dans le temps est tributaire de l'identification à la pensée-moi. Mais dans les moments où le mental est silencieux, dans les moments de sommeil profond, puis-je me localiser ? Ces moments ont la particularité de s'accompagner de la perte du sentiment du moi individualisé.

    L'émerveillement, ouverture à la grâce

    Nous pouvons avoir aussi ce même ressenti face à un spectacle émerveillant, dans lequel tous nos sens sont en éveil et notre mental suspendu, comme on serait suspendu en attendant la note qui suit la musique qui nous est familière.

    Le sentiment d'émerveillement a ceci de particulier qu'il se rapproche de l'expérience spirituelle. Ce qui les unit est la suspension mentale, le silence de l'esprit, qui nous fait perdre le sens de l'individualité, et, de ce fait, nous unit à la totalité.

    Les prières, rituels et méditations viennent à point pour renforcer cette expérience du non-moi, pendant laquelle « je » n'est pas, je ne suis pas et pourtant je me sais être, puisqu'à chaque instant le sentiment d'être est toujours présent, qu'il s'accompagne ou non de pensées. La pratique spirituelle peut ainsi affirmer une expérience intuitive, venant affirmer que le moi et le tout ne sont pas deux entités séparées, mais une seule et même réalité.

    L'écueil de la mécanicité

    Comme toute pratique, si elle est faite de manière mécanisée, en perdant le sens du merveilleux qui la soutient, elle perd son sens, et devient inutile et encombrante. Encombrante, car elle occupe l'esprit, qui doit accomplir ce qui lui a été imposé, inutile car elle nous éloigne de la fraîcheur et de la grâce qui nous avaient touchés lors de ce recueillement spontané dans l'église désertée.

    La mécanicité et la spiritualité ne font pas bon ménage. Quand l'une arrive, l'autre s'en va. C'est en cela que les religions éloignent parfois de ce pour quoi elles sont faites, à savoir réunir l'être avec la réalité de ce qu'il est, et non le maintenir dans l'attente d'un but éloigné. La religion peut, bien sûr, être revue et corrigée, à la lumière d'une ardente aspiration spirituelle, mais le collectif fait parfois entrave à ce qui ne peut se révéler que dans le creuset intime de l'être.

    Le corps et l'esprit unis dans l'écoute

    Si nous oublions parfois le corps, lui ne nous oublie pas. Il nous rappelle à lui en se manifestant par des borborygmes divers, une froideur des extrémités, ou une douleur ici ou là. Le symptôme est son langage. Moins il est écouté, plus il devient fort. C'est à nouveau dans l'écoute que s'unissent corps et spiritualité.

    En effet, lorsque le corps est écouté, ce n'est pas seulement le corps qui l'est, mais c'est aussi l'attention sacrée de la plénitude silencieuse vers laquelle s'oriente l'esprit. L'écoute du corps produit un apaisement de l'activité mentale, et, en cela, est une forme de pratique méditative.

    L'écoute du corps a en effet la vertu de ramener l'attention au moment présent. Impossible d'écouter le corps d'hier ou de demain. Et dans ce retour au moment présent, nous revenons à la suspension du temps, chèrement désirée par  Lamartine.

    Le temps est, en effet, une pensée, qui n'existe que durant son déroulement et disparaît ensuite. Si votre esprit est vide de pensée concernant le passé ou le futur où donc est le temps ? Un simple concept, certes utile sur le plan fonctionnel, pour savoir où et à quelle heure prendre le prochain autobus, mais inutile sur le plan spirituel, qui touche à l'intemporalité pure, à ce lieu qui n'en est pas un et où les montres, boussoles et ustensiles divers perdent charme et intérêt.

    La douleur, un message à écouter

    Lorsqu'une région du corps devient douloureuse, nous nous sentons « dérangés » par cet intrus qui sonne à la porte sans y avoir été invité. Par la force des choses, nous essayons de comprendre ce qui se passe, mais allons alors chez le « docteur » pour éliminer ce dysfonctionnement gênant .Plus vite le mal est dissipé, plus vite notre état de satisfaction peut revenir à sa qualité antérieure, comme le « reset » qui ramène l'ordinateur à son état initial.

    Quand le message du corps n'est pas considéré, on devient un fidèle adepte de la « pilule miracle », celle qui efface ce qui dérange et remet les pendules à l'heure. Le médicament vient ici offrir son aide séduisante. Mais l'expérience montre qu'il n'est souvent que palliatif, masquant le symptôme sans en annihiler la cause. Ainsi, malgré le bon usage de ces drogues licites diverses, le corps continue à être récalcitrant. La douleur dérangeante ne cède pas, voire se renforce. Par la force des choses, on va devoir regarder de plus près, comme, par dépit, on soulève le capot de la voiture en panne au bord de la route. Cette observation est quelque peu forcée, et se fait dans l'idée de trouver le plus vite possible un remède qui éliminera le symptôme gênant.

    L'écoute, une porte vers la compréhension

    Nous pouvons constater, dans tout ce déroulement que nous connaissons très bien que l'écoute est inexistante ou qu’il n'y a quasiment pas d'écoute. En fait, nous ne savons tout simplement pas bien écouter. Nous savons très bien réfléchir, penser, interpréter, analyser, déduire, mais écouter ou écouter le corps, non.

    Avez-vous noté que lorsqu'on est en face d'une personne malentendante, naturellement on élève la voix ? Et aussi lorsqu'on est face à une personne qui ne veut pas comprendre ce qu'on lui dit, et que la colère monte, ou bien lorsque notre acuité auditive baisse. On doit donc élever la voix quand on est face à un sourd, ou qu'on devient sourd soi-même

    Il en est de même avec le corps. Le corps parle, à sa manière, et doit parfois crier pour qu'on l'entende. Le cri, c'est en général la douleur. Le plaisir et la jouissance sont aussi des cris, direz-vous, mais des cris auxquels on s'attache plutôt, et qui sont donc plus encouragés que repoussés. La douleur, elle, fait office d'épouvantail. Elle chasse les pensées, et appelle à elle l'attention du promeneur mental distrait par ses pensées.

    Nous découvrons ainsi que pour faire connaissance avec ce grand inconnu, l'écoute est le seul outil qui nous est proposé. En tout cas, le seul outil qui peut nous faire comprendre les choses par notre expérience propre, et non par celles des autres. 

    L'approche corporelle dans la relation d'aide

    Dans la relation d'aide, quelle qu'en soit sa forme, l'approche corporelle est précieuse à plusieurs niveaux. Le corps est un reflet parfait des tendances du moi, de la manière dont la personnalité se déploie dans l'espace et dans le temps. La vanité, l'avidité, la dévalorisation, la peur, et bien d'autres sentiments, s'expriment de manière évidente dans la posture corporelle, dans le mouvement, dans la marche, dans l'action, et même dans l'immobilité. On peut donc utiliser le corps comme un outil nous permettant de voir les tendances de l'ego, qui ne sont pas toujours apparentes lorsqu'elles sont discrètes. Nous pouvons nous illusionner sur nous-mêmes, mais le corps, lui, ne connaît pas le mensonge et la dissimulation. Il exprime directement les tendances mentales qui le gouvernent.

    Dans une démarche d'accompagnement ou de psychothérapie, il est souvent précieux d'inviter à une écoute corporelle qui permet une prise de conscience directe, ne passant pas par l'intermédiaire d'un thérapeute, et donne des moyens concrets de transformation des conditionnements issus du passé. La peur, par exemple, ne peut guère trouver de résolution dans une approche purement mentale, mais, lorsqu'elle est localisée dans le corps, une possibilité de relâchement en profondeur de la structure mentale et corporelle se dévoile. Le corps a la particularité de se détendre lorsqu'il est écouté, et de se contracter lorsqu'il est refusé.

    La crise, un enseignement initiatique

    Les circonstances initiant une demande d'aide sont souvent celles d'une crise psychique ou d'une crise corporelle. La maladie physique est un merveilleux enseignement, si on sait l'écouter. Les symptômes exprimés à travers le corps sont souvent l'expression d'une souffrance d'arrière-plan, qui n'est pas vécue consciemment. La voir dans son expression corporelle permet de mieux comprendre les fils invisibles qui relient le mental au corporel.

    La maladie peut nous enseigner à la fois la compréhension de nous-mêmes et l'humilité face à notre incapacité d'en contrôler son expression. La crise psychique peut devenir une occasion de comprendre la nature de la quête qui se joue en coulisses. Le mécontentement, la colère, la frustration, le sentiment d'impasse, sont tous des manifestations d'un moi qui tourne en rond dans sa cage, qui ne voit pas d'issue à la souffrance qu'il a lui-même créé.

    La démarche spirituelle vient alors enseigner que le regard qui contemple le moi en crise, dans son émotionnalité ou sa corporalité, est, lui, parfaitement libre et serein. C'est un constat que nous pouvons affiner et expérimenter à chaque instant. Lors de la survenue d'un état de contrariété, minime ou intense, un retour est possible au regard d'arrière-plan, qui voit sans juger et sait que la crise n'est qu'un nuage temporaire, qui, tôt ou tard, va se dissiper.

    La projection mentale et le monde

    La notion de regard témoin est centrale dans une démarche de connaissance de soi. C'est dans ce regard que se situe à la fois l'objet de la quête et le sujet qui en est l'initiateur.

    Le regard est habituellement absorbé dans le monde manifesté. Il perçoit le moi et son cadre d'évolution, et, dans cette perception, est identifié au spectacle perçu. « Je » suis persuadé d'être l'acteur bien réel d'une situation qui est aussi réelle que ce que je pense être. Nous nous trouvons ainsi dans le même cas de figure que le spectateur d'un film qui s'identifie aux personnages et à l'histoire et vit avec intensité un scénario dont il a oublié qu'il n'est que virtuel.Dès que s'installe la conscience de l'irréalité du spectacle et des acteurs qui le composent, un retrait immédiat se fait, et « je » se retrouve comme un témoin détaché, non concerné par l'histoire qui défile sous ses yeux.

    Cette expérience de la liberté propre au regard témoin est significative, puisque c'est elle qui va nous solliciter à nouveau, lorsque la fascination pour le monde projeté aura repris sa force. On peut, en effet, parler d'un monde projeté, qui s'éteint dans le silence mental du sommeil profond, et se réactive dans l'état de rêve et de veille.

    Si l'on est attentif au déroulement de ces volutes mentales et à la manière dont le corps s'implique dans cette projection séduisante ou repoussante, une possibilité nouvelle s'installe : celle de vivre une réalité d'arrière-plan, indépendante du film qui se déroule sous nos yeux. Une impression d'une « double-vie » s'installe alors : la vie de scène, avec toutes les émotions qui s'y rattachent, et la vie de l'ermite silencieux qui sourit à la vue de ce monde agité. La première est intermittente, allant et venant au gré du vent des productions mentales. La seconde se rapproche d'une permanence, puisque ce regard silencieux qui contemple le monde manifesté est toujours présent, témoin immuable de la succession des états, de leur émergence et de leur résolution.

    La conscience et le je

    Pour un esprit préparé à une telle compréhension, c'est là où l'investigation de la nature du je prend toute sa place. La question « qui suis-je ? », lorsqu'elle est prononcée de manière adéquate, est une question clé, puisque ce « je » est la constance obsédante revenant sans cesse dans toutes les pensées qui défilent sur l'écran de la conscience.

    On peut ici parler de l'écran de la conscience, car les pensées, les émotions et les sensations, s'inscrivent dans un regard qui les contient, à la manière d'un écran de cinéma qui contient la totalité des images du film. Notons que, bien que les films soient aussi variés que les histoires individuelles, l'écran, lui, reste toujours identique à lui-même, stable au sein de la mer agitée, silencieux au sein du brouhaha incessant du moi en mal d'affirmation de lui-même.

    Le silence de la conscience n'est pas une nouvelle fiction inventée par le moi, mais une réalité qui peut être vécue à chaque instant. On parle de silence quand on a affaire à la conscience, non pas parce qu'il n'y a pas de bruit en elle, mais parce que la conscience est, par nature, sans pensée. Elle est le témoin des pensées, mais, par elle-même, est libre de ces pensées.

    Le corps aussi s’inscrit dans la conscience qui regarde. Le corps est perçu comme une sensation, une forme, et de nombreuses qualités s'y réfèrent. Il constitue la trame de l'histoire personnelle, puisque « je » est identifié à ce corps et aux actions dont il est l'acteur. « Je » a oublié que je suis avant tout la conscience qui contemple ce corps, qui sait qu'elle n'est pas lui, mais qu'elle en est le connaisseur.

    Vous êtes-vous déjà demandé quel est le connaisseur de vous-même ? Voyez comme cette question amène un retournement du regard vers lui-même. L'habitude de chercher au loin l'idéal rêvé est ainsi remplacée par une quête au plus près de ce qui est véritablement désiré. Le doigt pointé vers le ciel se retourne vers le coeur. Le Dieu lointain, inaccessible et hautain, devient si proche, que nulle distance ne nous en sépare. Nous voyons ici à quel point le corps, le mental et la spiritualité sont une unité indissociable.

    L'expérience de l'incarnation, de la vie dans un corps et de l'identification à lui, est une expérience quasi nécessaire, puisque nous la vivons, mais aussi une occasion unique de prendre conscience de l'illusion dans laquelle nous sommes enfermés, illusion qui nous fait vivre l'irréel comme s'il était réel.

    Ainsi, la totalité de ce que je pense être est souvent considérée comme une fiction, vécue et racontée au premier degré. Ce n'est souvent qu'à l'occasion de séismes intérieurs que la croyance en sa réalité est remise en cause. Le séisme devient alors un ami, puisqu'il nous offre la possibilité de quitter le rêve et de goûter à la joie de la réalité.

    Dans l'expérience de la réalité, on peut parler de joie, mais une joie qui n'a pas les caractéristiques de celle attribuée au moi, qui se rapproche plus d'une excitation transitoire, que d'une permanence stable.

    Le spirituel à l'écoute du corps

    La joie d'être

    La joie, considérée dans une perspective ordinaire, est une expérience transitoire d'ouverture, de contentement ayant la particularité d'être aussi éphémère que les nuages dans le ciel. Que les circonstances changent, et la joie s'en va, souvent remplacée par le fardeau des souvenirs douloureux, ou la peur d'un futur inconnu. Pourtant, en suivant le fil de la joie, il nous est possible de remonter vers sa source, là où il est possible de venir s'abreuver, sans peur de l'épuisement et du tarissement.

    Cette joie-là est d'un prix cher à payer puisqu'elle implique souvent le sacrifice du moi, le sacrifice de la totalité de ce que je pense être, et des mémoires qui se rattachent à ce personnage virtuel. Nous disons virtuel, car il n'existe qu'à l'instant où il est pensé, et disparaît en même temps que la pensée qui l'a créé. Si on peut dire que le moi n'est qu'une pensée, la conscience qui le contemple est en dehors de toute pensée, regard jamais fermé, oreille toujours ouverte.

    La conscience et le moi deviennent deux amis qui s'unissent lorsqu'ils se rencontrent, et se séparent lorsqu'ils s'éloignent. Séparé de la conscience qui l'anime, le moi est aussi perdu qu'une vague devenue flaque d'eau sur la plage et ne sachant plus retrouver la mer.

    La mort du moi

    Une dernière question qu'il convient d'aborder lorsqu'on parle du corps et de la spiritualité est celle de la mort. Tout ce qui naît meurt, et  seul ce qui ne naît pas ne meurt pas. C'est une analogie synthétique du moi et de la conscience.

    Du point du vue du moi, la mort est une perte, un lâcher-prise douloureux des objets d'attachement. C'est à cette perte qu'on se réfère lorsqu'on dit « j'ai peur de mourir ». On ne parle pas en effet de l'idée d'un corps inerte et sans vie, mais de la souffrance ressentie à la pensée de perdre ce à quoi on est attaché.

    Du point de vue de la conscience, la mort n'existe pas. Dans sa nature, la conscience est vie. Voyez si la vie peut mourir, et vous connaissez déjà la réponse. Les expressions de la vie sont temporaires, vont et viennent au gré du vent cosmique, mais la vie elle-même, non, impossible de la tuer. Une confusion est souvent faite entre la vie, dans sa nature et son essence, et ses expressions. Identifié aux expressions de la vie, on dit de quelqu'un qu'il est vivant, lorsqu'il exprime abondamment la vie émotionnelle qui le traverse, et d’un autre qu'il est mort, lorsqu'il est retiré en lui-même et n'exprime que par le silence le vécu qui l'habite. Du point de vue de la conscience, la vision est inversée. La vie est conscience, et tout ce qui exprime cette conscience est de sa nature. Le corps n'en est qu'un de ses prolongements temporaires, expression spatio-temporelle de la conscience sans forme. Car il est bien ici question de la relation de la forme et du sans-forme, du visible et de l'invisible.

    Épilogue

    Rappelons-nous l'image employée par la sagesse chinoise, qui représente l'arbre avec ses racines dans le ciel et son feuillage vers la terre.

    La vision de l'homme pourrait également être inversée, enracinée dans le ciel, mot symbolisant la conscience unitaire, et dirigée vers la terre, montrant ainsi la manière dont le corps est l'expression de la conscience, et non l'inverse. La vie ne se résume pas en une enveloppe corporelle, mais cache un arrière-plan invisible à l'œil qui n'est pas suffisamment aguerri.

    N’hésitons pas à prolonger investigation qui nous a fait explorer ce temple si particulier qu'est le corps, et la conscience qui lui donne vie.

    Puissions-nous nous rappeler que la nature de ce que nous sommes est intemporelle conscience, et que son expression temporaire dans l'espace et le temps se nomme corps, mental et personnalité.

    Célébrons ainsi pleinement le sens du mot vie et l'accomplissement qui se cache derrière la sagesse qui nous cherche.

    Résumé :

    Le corps, le mental et les émotions sont une unité fonctionnelle qui mérite d'être étudiée en tant que telle. Nous explorons dans ce texte ces trois pans de la vie psycho-corporelle, et tentons de comprendre la nature de la spiritualité et sa relation à l'unité corps-mental. L'accent est mis sur l'attitude intérieure, qui est celle d'une écoute aussi parfaite que possible des perceptions présentes, seul moyen, à notre sens, de comprendre la nature de ces phénomènes, par l'expérience directe et non par les on-dit.

    Lectures conseillées :

     •   Krishnamurti : un des penseurs principaux de la sagesse du Xxème siècle. Il a inspiré de nombreux chercheurs par la lucidité extrême de son enseignement, son rejet des autorités, et la clarté étonnante de ses propos. De nombreux ouvrages existent en français et anglais. On peut citer par exemple "Se libérer du connu", "La révolution du silence", "La première et dernière liberté".

     
    •   Ramana Maharshi : un homme qui a vécu depuis l'adolescence aux pieds d'une montagne de l'Inde du Sud, et qui est devenu, par la qualité de son silence et de son rayonnement, un phare spirituel pour des milliers de chercheurs de vérité. On disait de lui qu'il pouvait résumer la bible en une coquille de noix, tant ses propos étaient concis et percutants. Il est la référence du courant de sagesse non-duelle, très porteur actuellement, et présente une mise en forme contemporaine et actualisée de l'Advaïta-Vedanta, dont l'un des précurseurs a été Shankaracharya. L'ouvrage de référence est "L'enseignement de Ramana Maharshi", éditions Albin Michel.
     

     •   Jean Klein : un médecin de formation qui a été initié à la sagesse de l'Inde et a été un des premiers enseignants à introduire l'Advaïta-Vedanta en occident, dans les années 1960. Son langage clair et limpide et l'expérience remarquable qu'il a transmis par sa présence et ses enseignements en font l'un des principaux instructeurs spirituels occidentaux du XXème siècle. Des ouvrages tels que "Transmettre la lumière", "Joie sans objet", "L'insondable silence", ont tous cette même qualité pédagogique, et ce pouvoir si particulier d'éveiller la tranquillité et le silence chez le lecteur réceptif. Dans son enseignement oral, il accordait une grande place à l'approche corporelle, nécessaire, selon lui, pour briser l'identification au corps. On retrouve cet enseignement de la relation juste au corps dans certaines des questions-réponses qui composent ses ouvrages.

     •   Rendons hommage aussi, sans les nommer, aux nombreux enseignant(e)s qui émergent actuellement en Occident, et rendent vivants ces enseignements intemporels de sagesse, importants pour ne pas perdre le fil de l'essentiel, dans ce monde si riche en sollicitations diverses.

     Jean-Marc Mantel

     (texte publié dans "Counseling et spiritualité/and Spirituality", volume 25, n° 2, automne 2006)


    http://jmmantel.net/textes/archives/corps1.html

     

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  • Commentaires

    2
    Nathalie
    Mercredi 9 Avril 2014 à 16:11

    Merci pour cette explication simple et détaillée du rapport esprit-corps.


    Bon mémo pour nos (ou ma) tête(s) souvent embrumée(s) d'analyse complexe.

    1
    Mercredi 9 Avril 2014 à 10:12
    Daniel
    Un très beau texte, très complet. Je vais me le photocopier
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