• Aucune idée n’est innée en nous

     

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    Aucune idée n’est innée en nous : elles nous viennent toutes à l’aide des sens, du milieu dans lequel nous vivons. Cela est si vrai que s’il nous manque un sens, nous ne pouvons nous faire aucune idée des faits correspondants à ce sens. Par exemple, jamais un aveugle de naissance ne pourra se faire une idée de la diversité des couleurs, parce qu’il manque de la faculté nécessaire pour percevoir le rayonnement des objets. En outre, suivant nos aptitudes, que nous apportons en naissant, nous possédons, soit dans un ordre d’idées, soit dans un autre, une plus ou moins grande faculté d’assimilation provenant de la plus ou moins grande faculté de réceptivité que nous avons à ce sujet. C’est ainsi, par exemple, que les uns apprennent facilement les mathématiques, et que d’autres ont une aptitude plus grande pour la linguistique. Cette faculté d’assimilation qui est en nous peut se développer dans une proportion variant à l’infini de chacun à chacun, par suite de la multiplicité de sensations analogues perçues.

    Mais, de même que si nous nous servons presque exclusivement de nos bras, ceux-ci acquerront une plus grande force aux dépens d’autres membres ou parties de notre corps et deviendront plus aptes à remplir leur rôle à mesure que les autres le seront moins ; de même, plus notre faculté d’assimilation s’exercera par suite de la multiplicité des sensations analogues développées dans un ordre d’idées, plus, relativement à l’ensemble de nos facultés, nous présenterons de force de résistance à l’assimilation d’idées venant d’un ordre inverse. C’est ainsi que, si nous sommes arrivés à croire telle chose ou telle idée véritable et bonne, toute idée contraire nous choquera et que nous présenterons à son assimilation une très grande force de résistance, alors qu’elle paraîtra à un autre si naturelle et si juste qu’il ne pourra se figurer que, de bonne foi, l’on puisse penser autrement. De tous ces faits nous avons chaque jour des exemples, et je ne crois pas que l’on en conteste sérieusement l’authenticité. Ceci posé et admis, et comme tout acte est le résultat d’une ou plusieurs idées, il devient évident que pour juger un homme, pour arriver à connaître la responsabilité d’un individu dans l’accomplissement d’un acte, il faut pouvoir connaître chacune des sensations qui ont déterminé l’accomplissement de cet acte, en apprécier l’intensité, savoir qu’elle faculté de réceptivité ou quelle force de résistance chacune a pu rencontrer en lui, ainsi que le laps de temps pendant lequel il aura été soumis à l’influence de chacune d’abord, de plusieurs ensuite, et de toutes après.

    Or, qui vous donnera la faculté de percevoir et de sentir ce que les autres perçoivent et ressentent, ou ont perçu et ressenti ? Comment pourrez-vous juger un individu si vous ne pouvez connaître exactement les causes déterminantes de ses actes ? Et comment pourrez-vous connaître ces causes et toutes ces causes, ainsi que leur relativité entre elles, si vous ne pouvez pénétrer dans les arcanes de sa mentalité et vous identifier à lui de façon à connaître son moi parfaitement ? Mais il faudrait pour cela connaître son tempérament mieux que l’on ne connaît souvent le sien propre ; bien plus : avoir un tempérament semblable, se soumettre aux mêmes influences, vivre dans le même milieu pendant le même laps de temps, seul moyen de se rendre compte du nombre et de la force des influences de ce milieu, comparativement à la faculté d’assimilation que ces influences ont pu rencontrer en cet individu.

    Il y a donc impossibilité de juger nos semblables, résultant de l’impossibilité où nous sommes de connaître exactement les influences auxquelles ils obéissent et leur force des sensations déterminantes de leurs actes, comparativement à leurs facultés d’assimilation ou à leur force de résistance.

    Mais si cette impossibilité n’existait pas, nous n’arriverions au plus qu’à nous rendre un compte exact du jeu des influences auxquelles ils auraient obéi, de la relativité qu’il y a entre elles, de la plus ou moins grande force de résistance qu’ils auraient à leur opposer, de leur plus ou moins de puissance de réceptivité à subir ces influences ; mais nous ne pourrions pas pour cela connaître leur responsabilité dans l’accomplissement d’un acte, par cette bonne et magnifique raison que la responsabilité n’existe pas.

     

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    Pour bien se rendre compte de la non-existence de la responsabilité, il suffit de considérer le jeu des facultés intellectuelles chez l’homme. Pour que la responsabilité existât, il faudrait que la volonté déterminât les sensations, de même que celles-ci déterminent l’idée, et celles-là l’acte. Mais bien au contraire, ce sont les sensations qui déterminent la volonté, qui lui donnent naissance en nous et qui la dirigent. Car la volonté n’est que le désir que nous avons de l’accomplissement d’une chose destinée à satisfaire un de nos besoins, c’est-à-dire à nous procurer une sensation de plaisir, à éloigner de nous une sensation de douleur, et, par conséquent, il faut que ces sensations soient ou aient été perçues pour que naissent en nous la volonté. Et la volonté, créée par les sensations, ne peut être changée que par de nouvelles sensations, c’est-à-dire qu’elle ne peut prendre une autre direction, poursuivre un autre but, que si des sensations nouvelles font naître en nous un nouvel ordre d’idées ou modifient en nous l’ordre d’idées préexistant. Cela a été reconnu de tous temps et vous le reconnaissez vous-mêmes tacitement, car, en somme, faire plaider devant vous le pour et le contre, n’est-ce pas prouver que des sensations nouvelles, vous arrivant par l’organe de l’ouïe, peuvent faire naître en vous la volonté d’agir d’une façon ou d’une autre, ou modifier votre volonté préexistante ? Mais, comme je l’ai dit en commençant, si l’on est habitué, par suite d’une longue succession de sensations analogues, à considérer telle chose ou telle idée comme bonne et juste, toute idée contraire nous choquera, et nous présenterons à son assimilation une très grande force de résistance.

     C’est pour cette raison que les personnes âgées adoptent moins facilement les idées nouvelles, attendu que dans le cours de leur existence elles ont perçu une multiplicité de sensations émanant du milieu dans lequel elles ont vécu, et qui les ont amenées à considérer comme bonnes les idées conformes à la conception générale de ce milieu sur le juste et l’injuste. C’est aussi pour cette raison que la notion du juste et de l’injuste a sans cesse varié dans la cours des siècles, que, de nos jours encore, elle diffère étrangement de climat à climat, de peuple à peuple, et même d’homme à homme. Et, comme ces diverses conceptions ne peuvent être que relativement justes et bonnes, nous devons en conclure qu’une grande portion, sinon la totalité de l’humanité, erre encore à ce sujet. C’est ce qui nous explique également pourquoi tel argument qui emportera la conviction de l’un, laissera l’autre indifférent.

    Mais d’une façon ou d’une autre, celui que l’argument aura frappé ne pourra pas faire que sa volonté ne soit déterminée dans un sens, et celui que l’argument aura laissé indifférent ne pourra pas faire que sa volonté ne reste la même, et par conséquent l’un ne pourra s’empêcher d’agir d’une façon et l’autre d’une façon contraire, à moins que de nouvelles sensations ne viennent modifier leur volonté.

    Bien que cela ait l’air d’un paradoxe, nous ne faisons aucun acte bon ou mauvais, si minime soit-il, que nous ne soyons forcés de faire, attendu que tout acte est le résultat de la relativité qu’il y a entre une ou plusieurs sensations nous venant du milieu dans lequel nous vivons, et la plus ou moins grande faculté d’assimilation qu’elle peut rencontrer en nous. Or, comme nous ne pouvons être responsables de la plus ou moins grande faculté d’assimilation qui est en nous, relativement à un ordre de sensations ou à un autre, ni de l’existence ou de la non-existence des influences provenant du milieu dans lequel nous vivons et des sensations qui nous en viennent, pas plus que de leur relativité et de notre plus ou moins grande faculté de réceptivité ou de résistance, nous ne pouvons être responsables non plus du résultat de cette relativité, attendu qu’elle est non seulement indépendante de notre volonté, mais encore qu’elle en est déterminante. Donc, tout jugement est impossible et toute récompense, comme toute punition, est injuste, si minime soit-elle, et quelque grand que puisse être le bienfait ou le méfait.

    On ne peut donc pas juger les hommes, ni même les actes, à moins d’avoir un criterium suffisant. Or, ce criterium n’existe pas. En tout cas, ce n’est pas dans les lois qu’on pourrait le trouver, car la vrai justice est immuable et les lois sont changeantes. Il en est des lois comme de tout le reste. Car, si ces lois sont bonnes, à quoi bon des députés et des sénateurs pour les changer ? Et, si elles sont mauvaises, à quoi bon des magistrats pour les appliquer ?

     

    Source

    « Quand l'autre changeJe n'aime pas »

  • Commentaires

    2
    Vendredi 15 Juillet 2011 à 14:04
    Yog' La Vie

    Bonne remarque!

    Ça me ramène à la réflexion d'un acteur dernièrement qui disait que pour jouer ses rôles, il ne fallait pas forcément les avoir vécu. Par contre, on a tous en soi les mêmes émotions (conscientes ou non).

    Voir d'abord les raisons qui ont amené au crime plutôt que l'acte en lui-même....qui n'est peut-être au final que une ou quelques secondes de sa vie ...et dont personne n'est à l'abri.

    Bon, ben, bon travail!

     

    1
    Vendredi 15 Juillet 2011 à 08:24
    Annick

    Un texte bien ardu et bien long, mais très intéressant.

    C'est certainement pour celà que les jurés d'assises sont constitués de personnes "tirées au sort" sur les listes électroales. Ainis il y a un (normalement) un panel d'expériences, de vécus, de ressentis (quoique le "commun des mortels" n'a certainemetn pas le ressenti d'un criminel.

    Honnêtement je n'ai pas lu le texte en entier. . Pas le temps. C'est que je dois bosser moi.

     

    Bises Marie Yog.

     

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